photos Michèle Gottstein
texte intégral lu

texte présent sur l’image :

Un homme a voyagé avec d’autres camarades dans le parking du ferry pour l’Angleterre, de Ouistreham à Portsmouth, en avril. Dix heures de traversée, la nuit. Ils étaient trois, en tout. Trois voyageurs clandestins. Il faisait froid. Au matin, les voitures du parking s’en vont et l’équipage du bateau accueille ces trois hommes, leur offre une boisson chaude, les serre aux épaules, les frictionne, leur parle doucement. Quelle nuit horrible ils ont dû passer. On est en 2018. Les voitures des passagers avec tickets ont été fouillées plein de fois, il y avait des chiens, des policiers. Ces trois hommes ont réussi à passer. Dans la voiture, avec T on regarde cette scène et quoi faire sinon pleurer ? Ces hommes qui tremblent, nous qui regardons, l’équipage vraiment accueillant, ouf, heureusement. Comment va-t-il, cet homme qui se lève et marche lentement, avec sa longue couverture de survie en cape ? À quoi pense- t-il ? Comment va-t-il aujourd’hui ? N’a-t-il pas un air majestueux sur cette photo ?

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Et Fiona Kolbinger ? Majestée ? Masse d’air ? Machine ? Sur une route nationale toute banale, doublée par des camions, elle réalise un exploit : 4000 km à vélo, en dix jours. Burgas, Bulgarie – Brest, Bretagne. Elle sera vainqueuse de la course mixte Transcontinental 2019 devant 263 cyclistes. Avec T on est allé l’applaudir. On l’a attendue debout, le long d’un fossé, la voiture en warning pas loin. Son passage fut rapide. Un mini éclair de puissance et de force sur une route quelconque et moche. C’était improbable de la voir en vrai, de se dire qu’elle existait vraiment, et de sentir son aura de battante, sa force et peut-être un peu de tous les paysages qu’elle avait dans sa tête et son corps qui les avait traversés. Son immense sourire nous a irradié de joie. On s’est serré dans les bras un peu chialous et on est reparti content.

crédit photographies Michèle Gottstein

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Accoudée sur mon guidon, au milieu de la route, je l’ai regardé rejoindre le talus. J’ai freiné fort quand je l’ai aperçu. Il traversait la route grande et dangereuse, lui, le tout petit minuscule. Il avançait doucement. Il n’y avait pas un bruit. J’ai imaginé des antennes sur mes tempes, aussi longues que mon corps, elles me paraissaient trop lourdes, trop encombrantes. J’ai imaginé le paysage autour de lui, à son échelle, il me paraissait infranchissable, immense, impossible, trop grand. Et pourtant il avançait, toujours au même rythme. Elle se déclarait comment sa fatigue ? Où allait-il ? Que visait-t-il ? Me voyait-il ? Arrivé enfin sur la berme, il a marché sur les brins d’herbe sans vraiment les applatir. Il était si solide et léger en même temps. Si déterminé. Je suis repartie sur mon vélo. Les prolongateurs sur mon guidon étaient des antennes. T  devait être loin maintenant. Combien de capricornes, depuis le début du voyage, n’avions-nous pas vu ?

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Photographies de l’exposition Prendre cher – CDN Hérouville Saint Clair – commissariat J’aime beaucoup ce que vous faites – 2020 – 2021

Trois traversées invisibles, trois exploits invisibles, trois évènements que la narratrice des textes, l’artiste, spectatrice de chacune des scènes, rapproche et unit. Actualité brûlante, sportive-féministe ou entomologique : un trouble naît face à ces trois exploits qu’une force étrange, différente mais partagée, réunit. Cette œuvre, nourrit de cette tension, est percutante et calme à la fois. Elle se joue des codes du post de réseaux sociaux, de l’affiche collées en extérieur à la brosse, et de l’adresse au spectateur fictif, pour créer une forme nouvelle de journalisme, dans l’espace d’exposition. Elle sera exposée, à partir du 2 novembre, au CDN de Caen lors de l’exposition collective Prendre Cher, commissariat J’aime beaucoup ce que vous faites.